D'un prétendu droit de mentir par humanité 2/4 - Kant : du devoir de véracité

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Extrait  :

La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun (1), quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général.

Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius)**. Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l’humanité en général.

Le mensonge généreux, dont il est ici question, peut d’ailleurs, par un effet du hasard (casus), devenir punissable aux yeux des lois civiles. Or ce qui n’échappe à la pénalité que par l’effet du hasard peut aussi être jugé une injustice d’après des lois extérieures. Avez-vous arrêté par un mensonge quelqu’un qui méditait alors un meurtre, vous êtes juridiquement responsable de toutes les conséquences qui pourront en résulter ; mais êtes-vous resté dans la stricte vérité, la justice publique ne saurait s’en prendre à vous, quelles que puissent être les conséquences imprévues qui en résultent. Il est possible qu’après que vous avez loyalement répondu oui au meurtrier qui vous demandait si son ennemi était dans la maison, celui-ci en sorte inaperçu et échappe ainsi aux mains de l’assassin, de telle sorte que le crime n’ait pas lieu ; mais, si vous avez menti en disant qu’il n’était pas à la maison et qu’étant réellement sorti (à votre insu) il soit rencontré par le meurtrier, qui commette son crime sur lui, alors vous pouvez être justement accusé d’avoir causé sa mort. En effet, si vous aviez dit la vérité, comme vous la saviez, peut-être le meurtrier, en cherchant son ennemi dans la maison, eût-il été saisi par des voisins accourus à temps, et le crime n’aurait-il pas eu lieu. Celui donc qui ment, quelque généreuse que puisse être son intention, doit, même devant le tribunal civil, encourir la responsabilité de son mensonge et porter la peine des conséquences, si imprévues qu’elles puissent être. C’est que la véracité est un devoir qui doit être regardé comme la base de tous les devoirs fondés sur un contrat, et que, si l’on admet la moindre exception dans la loi de ces devoirs, on la rend chancelante et inutile.

C’est donc un ordre sacré de la raison, un ordre qui n’admet pas de condition, et qu’aucun inconvénient ne saurait restreindre, que celui qui nous prescrit d’être véridiques (loyaux) dans toutes nos déclarations.

(1) Note de l'auteur : Je ne puis pousser ici le principe jusqu’à dire que "le manque de véracité est la transgression du devoir envers soi-même. Car ce principe appartient à l’éthique, et il n’est ici question que d’un devoir de droit." — La doctrine de la vertu ne regarde, dans cette transgression, que l’indignité, dont le menteur s’attire lui-même le reproche.

Emmanuel KANT, D'un prétendu droit de mentir par humanité, tr. Jules Barni, Auguste Durand, 1855, p. 252-253.

**mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius : le mensonge est un discours faux au préjudice d'autrui.


Questions :

1. Pourquoi la véracité constitue-t-elle, selon Kant, un "devoir formel" ?

a) Quel est le fondement de ce devoir, s'il est un devoir "envers chacun" ?

b) En quoi et envers qui la violation de ce devoir constitue-t-elle par conséquent une injustice ? Pour quelles raisons ?

2. Si "en altérant la vérité [de mes déclarations], je ne comme[ts] pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire" :

  • Ai-je menti volontairement, ou à mon corps défendant ?
  • Pourquoi n'ai-je pas commis d'injustice à l'égard du meurtrier que me menaçait ?
  • Ai-je nui à la personne pourchassée par le meurtrier ?
  • Pourquoi ai-je néanmoins bel et bien commis une injustice ?

3. Dans la Doctrine de la vertu, Kant définit ainsi ce qu'il appelle les devoirs de droit :

"À tout devoir correspond un droit considéré comme une possibilité d'agir (facultas moralis generatim), mais pour autant on ne saurait dire qu'à tout devoir correspondent des droits par référence auxquels quelqu'un peut exercer une contrainte sur autrui (facultas juridica) : en fait, il s'agit là des devoirs particuliers qu'on appelle devoirs de droits.

[...]

Le devoir de vertu est essentiellement différent du devoir de droit en ceci que, pour celui-ci, une contrainte extérieure est moralement possible, alors que celui-là repose uniquement sur la libre contrainte exercée à l'égard de soi-même."

Emmanuel KANT, Doctrine de la vertu, tr. A. Renaut, Paris, GF Flammarion, 1994, p. 222.


a) D'après le note (1) de l'auteur, le mensonge doit-il être considéré ici comme une transgression du devoir envers soi-même ?

b) Pourquoi le devoir de véracité doit-il être par conséquent compris ici comme un devoir de droit et non comme un devoir de vertu ?

c) Le mensonge, comme objet d'un prétendu droit, doit-il donc être considéré comme une indignité, ou comme une injustice ?

4. Que faut-il, dès lors, appeler ici un mensonge ?

a) Qu'appelle-t-on, ordinairement, un mensonge ? En quoi la définition kantienne du mensonge est-elle ici plus précise que sa définition ordinaire ?

b) Quel est, d'après la suite du texte, le sens spécifique donné par les jurisconsultes - c'est-à-dire par les juristes - à la notion de mensonge ?

c) L'altération de la vérité peut-elle, dans un contexte juridique, porter d'autres noms que celui de "mensonge" ? Lesquels ? Donnez des exemples. Pourquoi à votre avis ?

d) Pourquoi Kant écarte-t-il la définition du mensonge employée par les jurisconsultes ? Quel inconvénient son emploi aurait-il pour la démonstration de Kant ?

e) Cette définition serait-elle cependant pertinente, en un sens, pour résoudre le problème soulevé par Constant ? En quoi ?

5. De quoi le mensonge, érigé en un droit moral, saperait-il par conséquent les fondements ?

6. Pourquoi est-il inutile de préciser qu'une "déclaration volontairement fausse" doit être nuisible à autrui pour constituer un mensonge ? A qui le mensonge est-il, en tout état de cause, nuisible ? Pourquoi ?

7. Quelle analyse juridique Kant fait-il par conséquent de l'exemple du "mensonge généreux" repris par Constant à Michaelis ?

a) Pourquoi ce mensonge peut-il "devenir punissable" "aux yeux des lois civiles" "par un effet du hasard" ?

  • Repérez et analysez les deux hypothèses d'issue de la situation formulées par Kant. Que montre leur comparaison ?
  • En quoi le mensonge généreux engage-t-il par conséquent la responsabilité pénale de celui qui le commet ?
  • Que montre la possibilité que la valeur juridique de faute de l'acte de mensonge puisse dépendre du hasard, qu'elle puisse être contingente ?

b) Quelle est, d'après Kant, la fonction proprement juridique du devoir de véracité ?

c) Quelles seraient les implications juridiques d'un renoncement à ce devoir juridique de véracité ?

d) Quelle valeur Kant donne-t-il par conséquent au devoir juridique de véracité  ?


Réflexion :

Dire la vérité est-il un devoir du citoyen ?

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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